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L'Écoloclaste
Jean Aubin planetebleue.editions@gmail.com
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Suite à l’accident de Fukushima, l'Allemagne a accéléré sa sortie du nucléaire. Malgré le développement des énergies renouvelables, le pays continue pour sa production d’électricité à recourir massivement au charbon, et n’envisage d’en sortir qu’en 2038. Dans le même temps, la France tire de sa position de pays le plus nucléarisé au monde par habitant un argument de vertu face au dérèglement climatique. Et l’annonce présidentielle récente de relance du nucléaire, avec le projet de nouveaux EPR, voire de mini réacteurs (SMR), confirme cette différence de choix et illustre bien la question : faut-il absolument choisir entre la peste et le choléra, entre le dérèglement climatique et le nucléaire ?
En réalité, la question n’est pas aussi pertinente qu’elle en a l’air. Car entre les énergies fossiles (charbon, pétrole et gaz) responsables majeurs du dérèglement climatique, et l’énergie nucléaire, qui l’est nettement moins, il existe un gouffre quantitatif : les énergies fossiles comptent pour 82% dans l’énergie consommée dans le monde, et le nucléaire pour 2%. Quarante fois moins donc. On trouve aussi le chiffre de 4,9% de nucléaire dans l’énergie primaire mondiale, mais cette notion n’a pas beaucoup d’intérêt : ce qui compte en pratique, c'est bien la quantité disponible pour la consommation, et non l’énergie «primaire», l’énergie «de départ» avant transformation (avec des rendements très variables) en vue de son utilisation. Rappelons que pour limiter à 2° l’augmentation de température du globe, il faut réduire de 5% par an les émissions de CO2 ; c'est l’objectif jusqu’en 2030 que s’est fixé l’UE en avril 2021. Au niveau mondial, les 2% d’énergie nucléaire correspondent ainsi à moins de six mois de cet effort ; le nucléaire ne va pas changer grand-chose à évolution du climat. Il est vrai qu’en France, la part du nucléaire s’élève à 70% de l’électricité produite (mais seulement 19% de l’énergie totale), ce qui change la donne, et incite à méditer l’exemple allemand.
Ok ! 2% de nucléaire, c'est peu. Mais alors, on peut se dire qu’il faut mettre la gomme au niveau mondial, et augmenter considérablement cette part, de manière à ce que le nucléaire prenne un rôle notable dans la préservation du climat. Seulement ce n’est pas si simple. Admettons un instant que les problèmes inhérents au nucléaire aient été réglés par magie (sécurité et sûreté, gestion des déchets sur le long terme, démantèlement des centrales en fin de vie…).
Restent alors plusieurs problèmes considérables.
• D’abord le problème financier : le nucléaire est très coûteux ; la construction de l’EPR de Flamanville le montre clairement. Qui sera prêt à un investissement aussi massif, dans un contexte financier mondial très tendu après la Covid ?
• Ensuite, le coût énergétique : pour produire de l’énergie, il faut d’abord en investir dans la construction de réacteurs. L’important, c'est le rapport entre l’énergie produite sur l’ensemble de la vie de la centrale et celle qui a été utilisée depuis la construction jusqu’au démantèlement, en passant par l‘approvisionnement en combustible, le traitement des déchets et les autres aspects du fonctionnement. Ce rapport nommé EROEI (j’en parle ailleurs), est fort médiocre dans le cas du nucléaire ; il tournerait autour de 10, alors qu’il serait par exemple deux à trois fois plus élevé pour l’éolien. Cela veut dire que du simple point de vue énergétique, construire une centrale nucléaire, ce n’est pas ce qu’il y a de plus performant.
• C'est coûteux en argent et en énergie, car c'est compliqué et long à construire. Les délais pour multiplier le nombre de centrales nucléaires dans le monde se compterait en décennies. Pendant ce temps, le climat continuerait à se dégrader. Pour la même somme investie, pour la même énergie et les mêmes matières premières mises en œuvre, la mise en place de moyens de production d’énergies renouvelables est nettement plus rapide. Bref, le nucléaire ne peut qu’arriver trop tard pour la préservation du climat.
• Terminons par un autre argument, celui de l’uranium disponible. Les réserves suffisent pour plusieurs décennies avec les quelque 450 réacteurs nucléaires en service dans le monde. Mais si on devait multiplier ceux-ci afin de concurrencer sérieusement le charbon dans la production d’électricité, on tomberait vite en panne sèche. Alors, bien sûr, on peut miser sur des solutions nucléaires libérées de l’uranium. La filière des surgénérateurs est encore plus complexe et risquée que la filière nucléaire classique, comme l’a montré en France le désastre de Superphénix ; indépendamment des délais, est-ce un pari raisonnable ? La filière thorium-sels fondus, qui pour ses défenseurs possède toutes les qualités, tarde toutefois à se concrétiser... la mariée est peut-être trop belle, sinon, pourquoi pas… mais la question des délais est au moins aussi problématique. La fusion nucléaire, c’est l’énergie du futur et, ironisent certains chercheurs du domaine, elle le restera toujours, car en effet, on est là en pleine science-fiction. (Je développe tout cela dans La Tentation de l’Ile de Pâques.). Là encore, le nucléaire est très largement hors délais.
La part du nucléaire dans le bouquet énergétique mondial est donc fort réduite, ainsi donc que sa participation à la solution du problème climatique, et cette situation ne peut que se maintenir à moyen terme. Je ne vois donc aucune raison sérieuse à la relance annoncée du nucléaire en France. La question se pose tout de même en France du nucléaire existant, où il prend une telle part dans la production d’électricité. Je soutiens financièrement chaque année le Réseau Sortir du Nucléaire, car je souhaite une sortie aussi rapide que possible, liée à la baisse de consommation électrique et au développement conjoint de la production d’énergie électrique renouvelable. En revanche, je reste très méfiant vis-à vis d’une sortie précipitée « à l’allemande », c'est-à-dire dans des conditions telles que cette sortie devrait se payer par un recours massif au gaz ou au charbon. Une explication s’impose donc.
Le nucléaire nous expose à de graves dangers, sur lesquels il n’est pas nécessaire de s’étendre longuement, après les accidents de Three Mile Island, Tchernobyl et Fukushima, sans compter ceux qui ont été évités de très peu. S’y ajoutent la gestion de déchets dangereux sur des centaines de milliers d’années, le problème non réglé du démantèlement, les risques pour la démocratie d’un système hyper centralisé pouvant conduire au mensonge d’état systématique. Tout cela pour une technologie dont les bénéfices pourraient aujourd'hui être obtenus à moindre coût, sans autant d’inconvénients et de risques, grâce aux EnR.
Lorsqu'on parle de dérèglement climatique, il n'est plus question de risque, car même si on ne connait pas les conséquences dans le détail, on sait qu’elles seront catastrophiques : ce n’est pas une éventualité, c’est une certitude, un effet inéluctable des émissions de gaz à effet de serre. Ce qui peut encore changer, selon le niveau de ces émissions dans les prochaines décennies, c'est l’ampleur de la catastrophe annoncée. Si la température moyenne du globe devait dériver de 3 à 4 degrés à la fin de ce siècle, cela vaudrait dire 6 à 8 degrés sur les terres émergées (car les océans se réchauffent moins vite) et quelque chose comme le double un siècle plus tard (car le processus de réchauffement porte en lui une forte inertie : il continue sur sa lancée bien après que le moteur qui l’a déclenché ait disparu ; il ne s’arrêtera donc pas en 2100, sauf si la société mondiale devient très rapidement « neutre en carbone »). Or à un tel niveau de réchauffement sur les terres émergées, aucun système agricole ne peut résister ; c'est bien de la survie l’espèce humaine qu’on parle alors. Le problème de la gestion des déchet nucléaires sur des millénaires perd alors beaucoup de son acuité.
Voilà pourquoi si le couteau sous la gorge je devais vraiment choisir entre la peste du dérèglement climatique et le choléra du nucléaire, je choisirais le nucléaire. La grande peste du quatorzième siècle était globale, elle a tué entre le tiers et la moitié de la population euro-asiatique ; le choléra est terrible pour les régions touchées, mais se propageant par l’eau souillée, il frappe plus localement. De même, le nucléaire peut rendre inhabitable des régions entières, mais il ne frappera pas de manière inéluctable et générale la planère entière (contrairement à une éventuelle guerre nucléaire, mais c’est un autre débat). Il existe même une chance qu’aucun des réacteurs vieillissants ne joue à Tchernobyl. C’est pourquoi, entre le risque nucléaire et la certitude du dérèglement climatique, s’il fallait vraiment choisir, je tenterais le nucléaire.
Sortir du nucléaire, c’est prudent et cela peut se faire. Sortir des énergies fossiles, c’est une nécessité absolue. Seulement, le défi est d’une tout autre ampleur. Il est difficile de réclamer la sortie du gaz et du pétrole, car chaque passage à la pompe, chaque mise en route de la chaudière au gaz, chaque soubresaut du cours du brut, chaque rodomontade de Poutine nous rappellent notre dépendance. C’est nettement plus facile pour le charbon ou le nucléaire, tellement lointains : personne ne touche du doigt un morceau d’uranium sur l’interrupteur…
En écrivant ces lignes, j’ai bien conscience d’agacer ou de choquer peut-être certains écolos, en n’exprimant pas ici un refus absolu du nucléaire. Ce n’est pourtant pas par plaisir que je choisis de jouer ainsi les écoloclastes, mais pour regarder les choses telles qu’elles sont dans leur complexité.