le site de Jean Aubin
L'Écoloclaste
Jean Aubin planetebleue.editions@gmail.com
Je m’apprêtais à mettre en ligne cet article lorsqu‘est tombée la nouvelle de l’invasion de l’Ukraine. Face à une telle tragédie, tout le reste n’est-il pas dérisoire ? Toujours est-il que j’ai renoncé sur le moment à la publication. Une dizaine de jours plus tard, je suis toujours dans le même questionnement, mais je livre néanmoins ce texte au lecteur, en lui laissant le soin de juger.
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A quelques kilomètres de chez moi a été envisagé un projet photovoltaïque de quelques hectares au sol sur une friche agricole, un terrain qui n’était plus cultivé depuis plusieurs décennies, car trop ingrat. Des riverains opposés à ce projet ont monté un volumineux dossier qui prenait comme principal argument l’intérêt du terrain pour la biodiversité. Si bien que le projet a été aussitôt abandonné.
Une dizaine de kilomètres plus loin, un projet de deux ou trois éoliennes est confronté à la présence de chauves-souris, qui rend sa réalisation incertaine.
Le souci de la biodiversité s’impose, à une époque où l’action humaine provoque sur la planète une sixième extinction de masse. Mais dans ces deux exemples, évoqués parmi tant d’autres, ce souci s’oppose à des projets participant à la transition énergétique, elle-même nécessaire pour lutter contre le dérèglement climatique. Deux soucis fondamentaux, le climat et la biodiversité, se trouvent donc en concurrence frontale. Comment aborder ce dilemme ?
Le dérèglement climatique est provoqué principalement par l’accumulation dans l’atmosphère du gaz carbonique provenant de l’utilisation des combustibles fossiles (charbon, gaz et pétrole). La préservation du climat passe impérativement par la réduction rapide — et dès que possible l’abandon — de ces combustibles fossiles comme sources d’énergie. Il existe deux voies complémentaires pour cela : d’une part, consommer moins d’énergie ; d’autre part, substituer aux sources d’énergie fossiles d’autres sources émettant le moins possible de gaz carbonique. La première voie se décompose elle-même en deux : l’efficacité énergétique, et la sobriété énergétique. Efficacité : améliorer les techniques pour obtenir le même résultat en consommant moins. Sobriété : se contenter de moins. Prenons l’image de la voiture : l’efficacité, c'est le même type de voiture, avec un moteur aussi puissant mais moins gourmand ; la sobriété, c’est une voiture moins grosse, moins lourde, qui parcourt moins de kilomètres… ou pas de voiture du tout.
Côté production, pour sortir des énergies fossiles, il y a également deux voies, qui ont chacune leurs limites, leurs avantages et leurs inconvénients : le nucléaire et les énergies renouvelables (EnR). J’ai dit ailleurs, dans mes livres et mes articles, ce que je pense du nucléaire (notamment sur ce site, dans Nucléaire ou effet de serre). Côté EnR, ce sont l’éolien et le solaire qui aujourd'hui ont les plus grandes perspectives de développement. Les autres renouvelables (hydroélectricité, méthanisation, bois, agrocarburants, géothermie…) sont proches du maximum qu’elles peuvent produire sans trop de nuisances en ce qui concerne la biodiversité ou l’approvisionnement alimentaire. C’est donc bien sur le solaire et sur l’éolien que va se jouer la transition énergétique. S’y opposer, c'est s’interdire cette transition, continuer avec les énergies fossiles et accepter de fait le dérèglement climatique maximal.
En effet, je ne vois pas qui peut imaginer un instant se passer totalement d’énergie et convertir en quelques années le monde à ce choix. On peut (et on doit) changer son mode de vie pour réduire au maximum sa consommation d’énergie. On peut militer pour entrainer la société dans le nécessaire mouvement de sobriété, pour faire le tri entre véritables besoins en énergie et faux besoins créés par les habitudes, l’insouciance ou les rêves de toujours plus. Mais il faut être clair sur le fait qu’on ne descendra pas à la consommation zéro, individuellement et encore moins collectivement. Demain, on utilisera encore de l’énergie…
Bon, d’accord ! Mais il doit bien y avoir d’autres moyens... Il y a tout de même d’autres endroits pour installer des éoliennes et des panneaux solaires, sans gêner personne, sans modifier le paysage ni les habitudes des hirondelles et des pipistrelles… Eh bien non, justement. Il n’existe actuellement aucun mode de production d’énergie qui soit quantitativement aussi prometteur que l’éolien et le solaire, tout en étant moins dangereux et moins porteur de nuisances, et techniquement assez rapide à installer pour que la transition énergétique puisse se faire dans les délais requis par le climat. Et non, il n’existe pour les déployer aucun endroit susceptible de satisfaire tout et tout le monde (le plus souvent en fait, cela veut dire loin de chez moi…). En effet, comme toute activité économique, de la plus nécessaire à la plus futile, la production d’énergie n’échappe pas à une dure réalité : qu’elle soit renouvelable, nucléaire ou carbonée, elle a ses limites, et crée fatalement des impacts et des nuisances. On tolère assez bien les impacts d’une activité artisanale, commerciale ou touristique, vue comme promesse d’emplois. Mais une implantation éolienne ou solaire au sol est censée éviter tout inconvénient, comme s’il s’agissait d’installation inutile, comme si on comptait sur la magie pour continuer à se chauffer, à se déplacer, à construire et utiliser les infrastructures, à consommer des produits et des services qui tous consomment de l’énergie. C’est une attitude assez puérile de nier ainsi la réalité : on ne peut refuser à la fois les énergies fossiles, le nucléaire et les renouvelables !
L’attitude responsable consiste au contraire à regarder de face cette réalité, à définir au plus juste les vrais besoins en énergie, puis à peser les avantages et les inconvénients de chaque filière de production, et au cas par cas de chaque projet local : telle filière ou tel projet, à défaut d’être parfait, est-il acceptable ou non, face aux enjeux globaux ? Si le projet est jugé suffisamment positif pour être mis en œuvre, il restera alors à rechercher comment minimiser les nuisances, puis compenser au mieux celles qui sont inévitables.
Reprenons les exemples cités au début, sur un projet solaire et un projet éolien. Une éolienne, c'est à la louche la production d’électricité pour un ou deux milles personnes. Un hectare de panneaux photovoltaïques se situe dans le même ordre de grandeur. L’impact d’une éolienne sur la biodiversité concerne surtout les oiseaux et les chauves-souris. Selon la Ligue de Protection des Oiseaux, une éolienne tue entre 5 et 10 oiseaux par an ; c’est du même ordre que le tableau de chasse d’un chat domestique, et sept à dix fois moins que celui d’un chat redevenu sauvage. Seulement, il y a 1500 fois plus de chats que d’éoliennes; il y a aussi les chasseurs qui tuent chaque année en France deux millions et demi de grives et merles, en plus des perdrix, palombes, faisans et autres bécasses; il y a aussi les vérandas et les baies vitrées contre lesquelles se fracassent les oiseaux; il y a les routes, la prolifération d’espèces invasives comme les pies (grosses dévoreuses d’œufs et d’oisillons) et surtout la disparition de la nourriture (insectes) et des habitats. Face au tableau de l’évolution des populations d’oiseaux, dramatique il est vrai, faut-il focaliser son souci contre une implantation d’éoliennes dont l’intérêt est manifeste pour la fourniture d’énergie et dont l’impact sur la faune est finalement infime ? Ou plutôt choisir l’efficacité en s’attaquant aux causes les plus massives, même si elles sont plus difficiles à appréhender ? Peut-on par exemple envisager une réflexion sur la manière de réduire la population de chats, dont la population a presque quadruplé depuis une cinquantaine d'anées, ou est-ce là un tabou sentimental trop puissant ?… Peut-on réfléchir à la manière de créer des refuges pour les différentes espèces de chauves-souris ?
Le souci de la biodiversité et les impératifs de la transition énergétique sont liés, car si cette transition devait rester en panne, le dérèglement climatique non seulement serait dramatique pour l’avenir humain, mais se chargerait aussi de donner un coup fatal à la biodiversité. Une vision en perspective s’impose, afin d’écarter une confrontation vaine entre deux visions borgnes, celle d’écolos inconditionnels de la biodiversité face à celle d’écolos centrés sur les EnR.
J’ai évoqué en commençant l’invasion de l’Ukraine. Le sujet n’est pas étranger à celui-ci. En effet, n’ayant rien fait de sérieux depuis trente ans pour réduire leur consommation d’énergie, la France et plus largement l’Europe se retrouvent toujours aussi dépendants des fournisseurs d’énergies fossiles, alors que le climat géopolitique se dégrade brutalement. La Russie tire de notre dépendance un pouvoir exorbitant et nous tient à la gorge. On réalise un peu tard que la raison politique vient s’ajouter à l’impératif climatique pour avancer sérieusement vers la transition énergétique. Quelle sera dans un futur proche l’ambiance générale autour de l’énergie ? Avec l’augmentation brutale des prix du gaz, du pétrole et de l’électricité, avec la perception soudaine de la raréfaction de ces sources d’énergie et de notre dépendance, l’opinion a perdu de son insouciance : non, l’énergie finalement n’est pas une évidence. Face au double mouvement de manque relatif et de flambée des prix, les exigences et les précautions pourraient s’évanouir. Si un jour, l’électricité commence à être coupée par roulements quelques heures par jour, je doute qu’il reste beaucoup de monde pour réclamer, en raison d’une menace éventuelle sur quelques chauves-souris, la mise à l’arrêt d’une éolienne qui assure l’approvisionnement de mille personnes. Je crains surtout que, lorsqu’un quelconque Poutine fera mine de vouloir couper le robinet du gaz, l’opinion ne jette aux orties le souci climatique et ne réclame des forages pour tenter fébrilement de trouver un peu partout du gaz ou du pétrole de schiste. On pourrait alors être beaucoup moins regardant sur la défiguration du paysage par les derricks qu’on ne l’est aujourd'hui sur l’impact visuel des éoliennes. C'est bien pour éviter ce genre de panique qu’une réflexion globale sur l’énergie s’impose plus que jamais.
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